LES INVITES DU COSMOPIF

 

N�145 (lundi 16 avril 2007)

 

Jean-Pierre Luminet

Directeur de recherches au CNRS

Laboratoire Univers et Th�ories, Observatoire de Paris-Meudon

http://luth2.obspm.fr/luminet.html

 

 

 

Qui �tes-vous, Jean-Pierre Luminet ?

Je suis astrophysicien, n� en 1951 dans le midi de la France, aux pieds du Lub�ron. J�ai pass� une enfance solitaire et contemplative, pratiquant la musique, les arts graphiques et l��criture. F�ru �galement de math�matiques et d�astronomie, j�ai choisi de suivre une fili�re scientifique tout en poursuivant mes activit�s artistiques et litt�raires.

 

 

Quel a �t� votre parcours professionnel ?

J�ai fait des �tudes de math�matiques � l�universit� de Marseille, un DEA de cosmologie � l�Universit� de Montpellier et mes th�ses de doctorat (sp�cialit� astrophysique et doctorat d�Etat) � l�Universit� de Paris 7. J�ai �t� recrut� au CNRS en 1979. Mes laboratoires successifs (tous � l�Observatoire de Meudon) se sont appel�s GAR (Groupe d�Astrophysique Relativiste), DARC (D�partement d�Astrophysique Relativiste et de Cosmologie) et aujourd�hui LUTH (Laboratoire Univers et Th�ories). Au vu de ces noms, on devine mes disciplines favorites : relativit� g�n�rale, trous noirs, cosmologie. Mais aussi : histoire des sciences, �pist�mologie, relations art-science.

 

 

Quelle est votre passion, comment est-elle n�e, comment la vivez-vous ?

Ma vocation premi�re fut le r�ve. Non pas la r�verie st�rile mais l�interrogation sans cesse renouvel�e devant le myst�re de la nature. Je suis n� � la campagne dans un endroit assez isol� et je passais le plus clair de mon temps, seul, � jouer dans mon jardin. J�ai toujours beaucoup aim� cette solitude qui a d�velopp� ma curiosit� pour les ph�nom�nes inexpliqu�s qui m�environnaient. Plut�t th�oricien qu�exp�rimentateur, je n�ai jamais eu l�envie de d�monter un poste de radio ; en revanche, la beaut� du ciel proven�al me portait � la m�ditation sur de grandes questions : qu�est-ce que le noir ? Qu�est-ce que l�espace ou l�invisible ? Bien des ann�es plus tard, j�ai d�couvert une magnifique citation d�H�raclite qui est devenue presque une devise chez moi : la nature aime se cacher et l�harmonie de l�invisible est plus belle que l�harmonie du visible. Je m�aper�ois a posteriori quand je r�fl�chis � ce que j�ai fait, en sciences et ailleurs, que j�ai toujours travaill� sur cet invisible : par exemple, comment faire jaillir la lumi�re du noir ? C�est une question de po�te autant que d�astrophysicien. D�ailleurs c�est plut�t la po�sie qui fut dans l�enfance mon moyen privil�gi� d�expression. Toute discipline qui permettait d�exercer une certaine cr�ativit� m�int�ressait : outre mes carnets de po�sie, je faisais du dessin et plus tard je me pris d�une passion violente pour la musique. Tant et si bien qu�� l�adolescence, de nombreuses possibilit�s s�offraient � moi. Je n�avais pas de vocation au sens d�un d�sir enracin� de me diriger vers un m�tier bien d�fini. Mais, si je n�avais pas commenc� si tard, j�aurais volontiers r�v� de devenir chef d�orchestre ou compositeur. Le chemin de l��criture, lui, me paraissait encore possible et me tentait.

 

Puis ce fut essentiellement une affaire de circonstances. Mes facilit�s en math�matiques m�ont engag� dans une fili�re scientifique, voie royale de l�enseignement fran�ais. J�aimais beaucoup cette mati�re qui correspondait parfaitement � ma propension naturelle � r�fl�chir � des choses relativement abstraites. Sans effort, je pouvais poursuivre cette voie sans sacrifier mes centres d�int�r�ts : la litt�rature, la musique, la peinture, les arts en g�n�ral. En v�rit�, essentiellement pouss� par mes parents et leur d�sir de r�ussite sociale, j�ai pass� deux ans en classe pr�paratoire dans un lyc�e marseillais, apr�s le baccalaur�at. D�s cette �poque je sentais que le m�tier d�ing�nieur ne serait pas � mon go�t ; j��tais alors peu travailleur (cela a bien chang�), je continuais de lire sans cesse et je me rendais compte un peu plus chaque jour du foss� entre mes passions diverses et vari�es pour le monde de la culture, et l�exigence de bachotage idiot � laquelle se soumettaient mes camarades. J�ai b�cl� les concours et je me suis retrouv� avec bonheur � la Facult� de Marseille -o� l�honn�tet� m�oblige � dire que je me rendais assez peu. Je pr�f�rais de loin me procurer les polycopi�s. D�une mani�re g�n�rale je n�ai jamais beaucoup appris par l�enseignement oral (bien que j�aime moi-m�me beaucoup enseigner) ; encore aujourd�hui cette mani�re de s�instruire me convient peu. J�ai toujours pr�f�r� les livres. Ce m�tier de chercheur qui nous impose d��tudier notre vie enti�re, je l�ai con�u essentiellement comme une activit� solitaire, plong� dans les publications et les ouvrages de r�f�rence ; je n�ai jamais beaucoup fr�quent� les s�minaires ou les conf�rences.

 

C�est en ann�e de Ma�trise que j�ai d�couvert le livre qui a �t� le d�clencheur de ma carri�re scientifique. C��tait une Introduction � la cosmologie sign�e Jean Heidmann, un livre de vulgarisation de bon niveau, que j�ai d�vor�, fascin� de comprendre que les �tudes de math�matiques pures que je faisais pouvaient conduire � traiter de disciplines aussi grandioses que la cosmologie et la relativit�, et de l�, de toutes ces grandes questions que je me posais quand j��tais plus jeune : l�Univers est-il fini ou infini, quelle est la forme de l�espace, quelle est l�architecture de l�invisible qui gouverne le monde ? J�ai compris � ce moment-l� qu�il fallait que je poursuive dans cette voie ; j�ai d�couvert qu�il existait ce m�tier qu�on appelait "chercheur" qui allait me permettre d�exercer ma cr�ativit� avec les outils que je poss�dais : les math�matiques, la g�om�trie et l��criture. De plus, dans ce qui m�attirait, la recherche fondamentale, il n�y avait pas ou peu de contraintes sinon celles que l�on s�imposait : beaucoup de cogitations solitaires, peu de travail en �quipes ou alors en petits groupes, aucune obligation de m�enfermer dans un projet exp�rimental demandant de grosses manipulations. Cela a achev� de me convaincre car en aucun cas je ne voulais renoncer � �tre aussi productif dans les autres domaines, artistiques, que j�avais commenc� � explorer. Ce r�ve �bauch� � la suite de cette lecture fortuite s�est ainsi r�alis� sans beaucoup de difficult�s. A cette �poque, entrer au CNRS commen�ait � �tre difficile mais les augures me furent favorables.

 

Enfant d�j�, je passais des heures sur les articles d�astronomie de grosses encyclop�dies d�but de si�cle qui tra�naient � la maison. J�avais m�me commenc� des catalogues dans de grands cahiers, d�abord les ast�ro�des, puis les petites plan�tes avec leur num�ro, puis les �toiles, les constellations, tant de choses�J��tais s�duit par la charge po�tique de l�astronomie mais je n�avais pas encore saisi que l�on pouvait aller au-del� du visible, aller dans l�invisible. Ce n�est qu�� la lecture de ce livre que cela m�est apparu de mani�re lumineuse. Une autre d�couverte a jou� un r�le d�terminant, celle de l�existence, encore toute th�orique � l��poque, des trous noirs. L�id�e d�une distorsion de l�espace et du temps, d�un pi�ge � lumi�re et � mati�re, m�a imm�diatement fascin� -d�autant qu�il s�agissait d�un ph�nom�ne encore mal compris. La Facult� de Marseille proposait alors aux �tudiants de math�matiques un certificat optionnel d�astronomie dans lequel je m��tais �videmment inscrit. A vrai dire, je m�y ennuyais un peu devant les suites de diapositives sur le soleil ou les bellesn�buleuses que l�on nous proposait. Je me souviens avoir demand� � la personne qui assurait les Travaux Pratiques des exercices sur les trous noirs. Elle a d�abord �t� un peu abasourdie car c��tait un sujet tr�s peu d�velopp�, mais elle a fait l�effort de trouver de quoi nous initier � ces probl�mes catalogu�s comme "tr�s th�oriques". De mon c�t�, je nageais dans le bonheur � l�id�e d��tudier les propri�t�s du rayon de Schwarzschild. Il y a finalement deux choses qui m�ont passionn� et sur lesquelles j�ai travaill� toute ma vie : les trous noirs et la cosmologie (c�est-�-dire les mod�les relativistes, le big bang, l��volution, l�origine et le destin de l�Univers�).

 

Sur le plan philosophique, finalement, ces sujets convergent : il existe des mirages physiques ou des illusions d�optique que l�Univers nous livre et que nous devons dissiper. J�aime traiter, en fin de compte, de notre rapport � ce que l�on croit �tre le r�el. Il est �vident que le monde objectif est brouill� par l�imperfection de nos sens, voire de nos instruments. Au del� de ce poncif, il est impressionnant de voir que le monde physique lui-m�me brouille les cartes. La m�canique quantique ou le principe d�incertitude sont souvent associ�s � cette id�e, mais � l��chelle macroscopique, il y a aussi les mirages gravitationnels, les mirages topologiques, des distorsions de l�espace et du temps�Peut-on parler d�un r�el voil� ? Oui, � condition d�accepter qu�il est possible de d�chirer le voile gr�ce � nos instruments math�matiques. Nous ne sommes pas dans la M�y� des Hindous, plong�s dans l�illusion de mani�re irr�versible. Ce qui est fabuleux, c�est d�avoir les moyens, � force d��tude, de p�n�trer plus avant dans le r�el.

 

Je pense aujourd�hui, pour n�avoir jamais con�u ma vie autrement, que les arts et les sciences sont fonci�rement li�s. Le clivage, redoubl� par l�enseignement, entre litt�raires et scientifiques est un drame. La science se s��crit-elle pas avec des mots ? J�ai toujours soign� � dessein l��criture de mes publications les plus techniques, m�me si elles n��taient lues que par une dizaine de personnes. Ma sensibilit� � ces questions m�a conduit � sentir tr�s vite l�enjeu de la culture scientifique. Pour moi, jouer un r�le dans sa diffusion, c�est participer � l�humanisme de notre �poque. D�s la fin des ann�es 1970, on m�a sollicit� pour �crire sur les trous noirs des articles de vulgarisation. J�y ai imm�diatement pris go�t car cela correspondait � mes envies : �crire des jolies choses, sur des sujets peu connus comme les myst�res de l�invisible. A c�t� de ces activit�s, j�ai continu� bien s�r la musique et la po�sie mais dans une moindre mesure pendant la parenth�se que fut l��criture de la th�se et des premi�res publications internationales. Depuis quelques ann�es, j�ai toujours plusieurs livres en cours dans des registres diff�rents : l�un de vulgarisation, par exemple, l�autre romanesque, le dernier po�tique (m�me si je n��cris de po�sie que par tr�s petites doses). Cette compl�mentarit� m�est n�cessaire.

 

 

Quelle anecdote ou souvenir fort souhaiteriez-vous nous faire partager ?

Adolescent, je lisais dans mon jardin inond� de soleil une encyclop�die d�astronomie destin�e au grand public. � la fin de l�ouvrage, des pages plus techniques introduisaient les notions de relativit� g�n�rale et d�espace courbe. Je ne comprenais rien mais j��tais fascin�. Un certain Albert Einstein avait d�montr� que l�espace et le temps n��taient pas aussi simples que ce que nous souffle l�intuition g�om�trique� Une phrase avait surtout piqu� ma curiosit� : il �tait dit que, dans un champ de gravitation, le continuum d�espace-temps n��tait plus euclidien mais constituait un mollusque de r�f�rence. Une image tr�s forte s��tait aussit�t form�e dans mon esprit. � la saveur des mots s�ajoutait leur valeur m�taphorique : le mollusque d�espace-temps fit na�tre dans mon imaginaire la vision pittoresque d�un immense escargot cosmique � la peau stri�e de lumi�re, vari�e en courbures et en galbes. D�s lors, je n�ai eu de cesse d�expliciter cette �trange affirmation -quel est ce mollusque universel ?- et je n�ai jamais plus contempl� du m�me �il les beaux cieux �toil�s de ma Provence natale. Ce n��taient plus les myriades d��toiles coulant dans la Voie lact�e comme des rivi�res de diamants qui m�intriguaient, c��tait ce qu�il y avait autour, c��tait l�espace. Ce n��tait plus le contenu mais le contenant qui faisait se bousculer les questions : cet espace impalpable qui contient les �toiles a-t-il une texture ? est-il plat, caboss�, courb�, pli�, lisse, rugueux, granuleux ? est-il fini, infini ? a-t-il des extr�mit�s, des trous, des poign�es ? Et puis, qu�est-ce que cela signifie, au juste, de dire que l�espace a une forme ?

 

 

Albert Einstein (1879-1955)


Quelle serait votre photo spatiale ou astronomique pr�f�r�e et pourquoi ?

Je retiens la carte du rayonnement fossile en micro-ondes prise par le satellite WMAP en 2003. Son d�codage a permis de fixer les param�tres qui gouvernent l�histoire pass�e et future de l�Univers, et peut-�tre m�me, comme je l�ai sugg�r� dans un article qui a fait la une de Nature en octobre 2003, d�en d�duire que l�espace est fini, sans bord, mais "chiffonn�".

 

 

 

De la m�me mani�re, quel objet spatial retiendriez-vous ?

En mars 1972, la NASA a confi� � un engin spatial, Pioneer 10, un premier message destin� � des extraterrestres. Ce message est grav� sur une plaquette en aluminium anodis� or de 22 x 15 cm, fix�e sur le flanc de la sonde dans un endroit visible mais relativement � l�abri des poussi�res interstellaires fix� sur le flanc de l�engin Pioneer 10 (la sonde Pioneer 11, lanc�e l�ann�e suivante, porte �galement la m�me plaque). Il s�agit d�une sorte de bouteille � la mer dont les chances de parvenir jusqu�� un �tre dou� de raison sont extraordinairement minces. : Pioneer n�a que des chances infinit�simales de rencontrer sur sa route un corps sid�ral -sinon une m�t�orite- ou d��tre captur� par l�attraction d�une �toile, dont il deviendrait le satellite. Mais il se peuton ne peut totalement exclure l��ventualit� qu�il soit intercept� un jour par des �tres intelligents.

 

C�est la raison pour laquelle le flanc de Pioneer 10 porte un message grav� sur une plaquette en aluminium anodis� or de 22 cm sur 15, fix�e dans un endroit visible mais relativement � l�abri des poussi�res interstellaires.

Les concepteurs du message, Carl Sagan et Frank Drake, voulaient que ceux qui liraient �ventuellement le messageses �ventuels lecteurs aient le moyen depuissent rep�rer parmi des milliards d��toiles la position de notre monde solaire. Ils ont choisi comme points de rep�re quatorze pulsars de la Galaxie. Leurs signaux tr�s caract�ristiques, rythm�s par de tr�s fines impulsions, ne peuvent �tre confondus avec aucune des autres �missions naturelles, et seraient donc reconnus par une intelligence extraterrestre au moins aussi avanc�e que la n�tre. La dessinatrice a repr�sent� notre rep�re spatio-temporel par quatorze lignes rayonnant d�un point central, chacune portant une information en code binaire sous forme de petits traits verticaux et horizontaux. Ces notations indiquent la fr�quence sur laquelle chacun de ces pulsars �mettait au moment du lancement de la sonde. Le point de convergence de ces lignes indique la position g�ographique de notre Syst�me solaire. Mais le symbole des pulsars donne d�autres renseignements que la position du Soleil. La fr�quence des radiations qu�ils �mettent diminue r�guli�rement. Ce taux de ralentissement, qui doit �tre connu d�une soci�t� avanc�e, peut permettre � ses membres de calculer l��poque pr�cise � laquelle correspondent les fr�quences de chaque pulsar indiqu�es sur le message. M�me dans un million d�ann�es, ceux qui recueilleraient l��pave de Pioneer 10 devraient pouvoir d�terminer � quel moment de notre histoire galactique le croquis fut dessin�, le d�calage des fr�quences fournissant une sorte d�horloge universelle.

 

 

Quel serait votre r�ve spatial le plus fou ?

J'aimerais plonger dans un trou noir pour explorer la possibilit� d�existence des "trous de ver", raccourcis de l�espace-temps pr�vus par la th�orie. Ce n�est (heureusement) pas pour demain�

 

 

Que repr�sente pour vous le personnage de Youri Gagarine ?

Gagarine est l�Icare de notre temps, capable de rester 1h48 dans une bo�te de conserve sans paniquer ! C��tait autre chose que le confort de la navette spatiale am�ricaine�

 

 

Que repr�sente pour vous la station Mir ?

Mir, c'�tait la vision � long terme de la politique spatiale russe (pr�parer les cosmonautes pour un long voyage vers Mars), par opposition � la vision court terme et "show business" des Am�ricains.

 

 

Que repr�sente pour vous Spoutnik-1 ?

Pour moi, Spoutnik, c'est les premi�res mesures de l�ouverture d�un "op�ra de l�espace" :

Dans cette m�re du cosmos, indiff�rente � ce qui s'�tablit, mouvante en ses mucosit�s, tout occup�e � nourrir son sommeil �ternellement,

Voici l'astronef roulant le feu de sa torsade et la vitesse est son enfantement,

clart� dans l'ombre, �clair dans la fum�e,

Chair dans la chair et chaleur dans la glace : une vie au-del� du n�ant va germer.

(Charles Dobzynski, Op�ra de l�Espace, Gallimard, 1963)

 

 

 

Merci, Jean-Pierre Luminet !

 

Interview r�alis�e par mail en f�vrier 2007

 

 

La semaine prochaine (lundi 23 avril 2007) : Manchu

 

 

Les coordonn�es des invit�s ne sont communiqu�es en aucun cas